Miss Doudou, que t'a-t-on fait ?
Miss Doudou, que t'a-t-on fait ? by Thomas Jill Wiernon is licensed under CC BY-NC-ND 4.0
Vingt-heures trente. Je gagne mon studio après une nouvelle ronde dans le quartier de la résidence de la Sérénité. Je viens une nouvelle fois de faire chou blanc : pas l'ombre de Nutty à l'horizon. Morsose, absorbé par mes pensées, j'entre dans l'appartement silencieux, pose mécaniquement mes affaires sur le sol désert, non loin de ma petite table ronde de cuisine sous lequel trône un distributeur de croquettes vide. La bouche pâteuse, j'ouvre la porte du réfrigérateur pour me servir un grand verre d'eau fraîche. Le portant à mes lèvres, je m'avise soudain que Miss Doudou ne m'attendait pas à l'entrée comme à son habitude.
- Tiens ? Où est-elle ? me dis-je à voix haute en posant aussitôt le verre devant moi.
Inquiet, je lève instinctivement la tête en direction de la mezzanine, scrute les ombres derrière la ballustrade.
- Miss Doudou ? lancè-je sans conviction.
Deux petits triangles noires juchés sur une boule ronde se découpant en ombre chinoise émergent tout-à-coup entre les barreaux. Bientôt, dans l'interstice, phosporent en oscillant deux feux de Saint-Elme.
- Ah ! Te voici !
Miss Doudou a retrouvé sa petite planque à côté du piano numérique.
- Curieux ! songeai-je, elle ne la pratiquait plus depuis trois-quatre jours.
Je réalise soudain qu'elle avait une première fois adopté cette cache juste après la visite d'identification chez le vétérinaire, en début de semaine passée. Ce soir, comme par une étrange coincidence, je l'y retrouve alors que, ce matin même, nous sommes justement retournés chez le spécialiste, pour un examen général cette fois. Face à cette récidive, l'invocation du hasard n'a pas grande valeur heuristique à mes yeux, surtout que d'autres détails me revennant à l'esprits me confortent désormais que Miss Doudou est bel et bien une petite chatte abandonnique.
- Tu n'as rien a craindre !
D'un bond elle quitte enfin sa retraite, dévale les escaliers en quête de quelques caresses.
- Comment pourrais-je te trahir ma jolie ?
Je me remémore la matinée et les minutes écoulées dans la salle d'attente. A mon arrivée, j'avais posé le sac de transport à mes pieds, Miss Doudou à l'intérieur, en négligeant d'orienter le côté ajouré dans ma direction. Je patientais depuis quelques longues minutes quand un miaulement plaintif déchira le silence ouaté de la pièce.
- Oh ! Doudou ! regrettai-je, en soulevant la sacoche et l'orientant afin qu'elle me vît !
- Miaou ! Miaou ! se plaignit-elle une nouvelle fois en s'agitant.
- Oh ! Je suis désolée ma jolie !
J'avais spontanément compris que, ne me voyant plus, une sourde inquiétude l'envahissait. Je glissai doucement ma main à l'intérieur du sac. Dès qu'elle lui fut accessible, elle pressa sa tête fiévreusement contre la paume en se contorsionnant. Synchronisant mes gestes aux siens, je m'appliquai à lui caresser du bout des doigts le dessous du menton. En quelques secondes elle s'apaisa. Sa visite médicale se déroula normalement, sans heurt, à un feulement près ! Cependant, un peu plus tard, quittant la clinique vétérinaire, son alarme résugit. Elle ne cessa d'aller et venir fébrilement dans le cabas, tout au long du chemin et des vingt-cinq minutes qui séparent mon foyer du cabinet de soins. Elle recouvra étonnamment son calme, non pas une fois dans le studio, mais un peu en amont de mon entrée dans mon immeuble, lorsque j'empruntai la ruelle le desservant.
- Comment sais-tu que l'on arrive Miss Doudou ? la questionnai-je.
Elle se garda bien de me répondre, naturellement. Néanmoins je n'en étais pas moins renseigné sur sa sensibilité et son intelligence.
- Miss Doudou ! Que t'a-t-on fait ? Est-ce cela ton drame ?
Un jour, pour je ne sais quelle raison, on t'ôte ton collier, on t'enferme dans un sac, un sac un peu comme le mien. Peut-être, à l'aide d'une couverture, t'interdit-on de voir la lumière, les étoiles ? Alors les ténèbres succèdent à la nuit. Un bruit de moteur, une longue route, un chemin chaotique, les freins qui geignent, la voiture qui se fige, une portière qui claque, là une deuxième s'ouvre sur un grincement sinistre, la sensation que l'on t'arrache à l'habitacle, ses odeurs familières. Puis ces pas dans la boue, le froid qui te transperce et ton coeur qui saigne. Vient ce bruit de fermetutre éclair, ce grand chavirement, cette chute dans l'abîme, ce choc à la tête, un éclair, le néant... Et lorsque tu reviens à toi, sur une aube de givre, tu ne reconnais plus le monde qui t'appartenait...
- Miss Doudou ! Est-ce là ton histoire, ton secret ?
