De l'écriture
Je suis né en limousin (extrait) - Philippe Piveron
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Je suis né en Limousin, au siècle dernier, au soir du 7 janvier de l'an 1966 ! Et très tôt, il me semble, les livres furent mes plus fidèles compagnons de route. Peut-être dois-je mon attirance pour les récits fantasques ou fantastiques à cette terre couverte de forêts alliciantes où murmurent tant de sources miraculeuses. D'aucuns prétendent même les savoir... ensorcelées. Il est vrai que, certains soirs venteux de solstice, je crois avoir perçu dans leurs alentours le chant tintinnabulant des fées, leurs rires de miel et, quelquefois, dans un bourdonnement électrique, le frôlement furtif de leurs élytres de tulle...
Je procède indiciblement de ma contrée natale. Au ponant, ses collines boisées aux reliefs maternels, au levant ses mamelons chauves aux couronnes de bruyères violines, ça et là ses ravines anthracite entaillant la lande ronde où moutonne l'ocre des genêts, ses rus intrépides et capricants, ses bocages mosaïques, ses prairies émeraude, ses vaches froment, ses castrums affaissés où vacillent de vieux donjons, leurs pierres qui geignent et susurrent sous les autans et là, des monolithes dressés, dit-on, lors d'un orage, une nuit de Sabbat, par d'obscènes sorcières aux éclats de voix tonitruants; tout cela, oui ! vous fonde un imaginaire ! Cependant, gardez-vous de penser que j'incline à l'irrationnel ! Si le pittoresque et l'histoire de cette région m'inspirent et... me transportent, je n'adhère cependant pas aux superstitions, celles-là mêmes qui, parfois, suggèrent à de sottes gens de clouer, vivantes, de malheureuses chouettes effraies aux portes de leurs granges vétustes...
J'aime davantage ma région pour ses paysages polychromes, les fulgurances de ses couchers de soleil, ses automnes flamboyants. Je l'aime plus encore pour ses hivers de nacre, ses nuits en abysse où gîte la Voie Lactée avant que l'aube transie, blafarde, ne peuple les sous-bois de géants immobiles aux silhouettes de givre. Et quand le vent du nord carillonne dans les ramures, je me souviens alors, méditativement, qu'elle fut voici plus de huit cents ans la terre des premiers troubadours, à commencer par le plus illustre d'entre eux : Bernatz de Ventadorn (Bernard de Ventadour). Pétrarque lui-même, assure-t-on, le baptisait "Le Prince des Poètes", in fine le prince de l'Amour Courtois ou Fin'Amor. Ce courant artistique occitan affleura dès la fin du XIème Siècle, notamment dans les cours des vassaux corréziens de Guillaume IX d'Aquitaine qui pratiqua lui aussi le Trobar, littéralement l'Art de trouver, entre deux adultères et quelques coups d'estoc assénés dans un tournoi ou sur un champ de bataille. Il faut bien tuer le temps...
Je ne cesse encore de m'étonner, aujourd'hui, sur cette surprenante émergence, dans ma région natale, d'une poétique raffinée dédiée à la femme, à l'amour et à la sensualité. Sans doute la violence des temps, la cruauté des moeurs incitèrent, par réaction, ce recours culturel et cultuel à la douceur, au verbe des caresses. Creusant le sujet dès l'adolescence, je découvris que cette remarquable novation procédait, découlait, s'inspirait ― je ne sais comment le formuler ― d'une autre révolution artistique majeure survenue, elle aussi, en Limousin, en l'Abbaye Saint-Martial précisément, fondée à Limoges aux alentours de l'An Mil. A l'aube du second millénaire, accueillant les pèlerins, les Jacquets qui cheminaient en nombre par la Via Lemovicensis vers la Galice et Compostelle, les moines de cet important établissement religieux inventèrent littéralement, ex-nihilo, la polyphonie ou l'art d'écrire et d'interpréter la musique sur plusieurs voix, un des traits distinctifs de la musique occidentale ! Le plus curieux est de constater que cet "Ars Nova" retentit singulièrement hors de l'Abbaye, par-delà l'enceinte fortifiée de la capitale épiscopale limousine, jusqu'aux confins de l'Aquitaine, de la Marche et de la Corrèze. L'écho des chants liturgiques, nés entre les murs de Saint-Martial, instilla l'Imaginaire des créateurs profanes du temps, hommes et femmes — car, oyez gentes Damoiselles, belles Dames et nobles Damoiseaux ! il y eut aussi des Trobaritz, troubadours féminins à l'instar de Marie de Ventadour, pour ne citer qu'elle. Que quelques ecclésiastes musiciens préludèrent un jour, malgré eux, l'avènement d'une poésie des plus voluptueusement connotées, cela ne manque pas d'ironie, n'est-ce pas ?
Enfant, j'étais d'un naturel solitaire, enclin à la contemplation. Ma sensibilité, le regard que je portais alors sur ma contrée natale, sur son histoire, sur ses légendes, sur ses gens, ma curiosité naturelle me firent donc aimer très tôt les livres, de Cervantès à Mérimée, de Verne à Tolkien, d'Homère à Giono, de Villon à Hugo, d'Asimov à Kafka, de Lorca à Rilke. Après tout, à l'image des troubadours, des trouvères, des ménestrels ne s'exerçaient-ils pas eux aussi au Trobar ? Les seconds composaient des sirventes, des tensons et des chants, les premiers des romans, des poèmes mais tous, en fin de compte (de conte ?), excellaient dans l'art de la narration avec pour certains, une puissance créatrice quasi-démiurgique. J'étais subjugué face à un Hugo convoquant les siècles ou rimant Booz endormi, ébloui par un Tolkien évoquant un anneau maléfique puis soulevant des armées d'Ents contre des nuées d'orcs furieux ! Ainsi était-il possible de façonner des univers, d'engendrer des créatures, de tisser leurs destins aventureux ou tragiques avec un peu d'encre et du papier ! Cette découverte bouleversante m'apprit à ne pas sous-estimer les puissances sidérantes de l'Imaginaire. Je compris, de surcroît, un peu plus tard, que tous ces auteurs, tous ces inventeurs étaient de magistraux créateurs de sens. Car ils demeurent solaires jusque dans leurs leçons de ténèbres.
Extrait de Imaginaire et Métamorphose, de l'écrit et sa pratique dans leurs relations à l'imaginaire comme praxis de l'édification d'un sujet auteur, monographie écrite en 2010 (Collège Coopératif de Paris - Université Paris VIII).