A ma Maman - Philippe Piveron
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A ma Maman
Un de mes auteurs de chevet, le grand Philosophe Spinoza écrit la scolie suivante, au livre V de l'Ethique: "Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels".
L'année dernière, peu de temps après la mort de mon frère, je fis un rêve troublant, un de ces rêves étranges dont l'apparente simplicité et l'atmosphère cache, ou révèle, un riche faisceau de significations et de symboles.
Dans mon cas, je voyageais à bord d'un bus scolaire d'un jaune scintillant, un peu à l'image de ces véhicules que l'on voit parfois dans les séries ou films américains. Malgré l'absence du moindre pilote, l'engin progressait sans bruit, sans heurt sur une route de montagne. Elle sinuait paresseusement entre les reliefs alpestres environnants inondés de lumière. L'intérieur du car ne comportait ni cabine pour le conducteur éventuel ni fauteuil dédié aux passagers. J'étais l'unique occupant, un occupant juché à l'arrière du vaste habitacle, dans l'axe central, sur une sorte d'estrade de même largeur que le bus et construite, tout comme le châssis, en bois de chêne marqueté et soigneusement ciré…
Curieusement, en dépit des apparences, le lieu ne me semblait pas incongru. Je me savais même présent à cette place précise dans l'attente de mon frère récemment disparu…
Toutefois un peu angoissé, j'observai à travers les larges baies vitrées arrière de l'autobus le paysage alentour, en quête d'un indice cardinal, d'un signe. Ou d'une révélation. La voûte azuréenne, le monde - l'Univers entier peut-être ! - oscillait doucement autour du véhicule. Cette vision paisible et chatoyante me rasséréna sans que je ne pus en éclairer les raisons profondes. Je me retournai alors vers l'avant ouvrant les bras sur une intuition. Mon frère Pascal se matérialisa soudain entre eux !
Te voilà enfin ! lui dis-je en l'embrassant avec tendresse.
Les jambes flageolantes, comme désorienté et surpris par la fulgurance de sa propre apparition, il tituba un court instant avant de recouvrer son équilibre sous mon étreinte chaleureuse.
Vivant, il était vivant !
Au même moment, le véhicule accéléra sensiblement, mais sans aucune brusquerie, poursuivant sa longue ascension vers un col encore lointain que je devinais à peine, dans un tremblement.
Mais moi ? remarquai-je subitement en mon for intérieur, que fais-je là ? Il ne me semblait pas une seule seconde que je fusse mort ?
Et au coeur du rêve me revint à l'esprit, tel un leitmotiv, la sagesse de Spinoza: "Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels".
Chère maman.
J'ignore si quelque part, déjà, aux confins de ce monde, à l'orée des possibles, un véhicule aux couleurs solaires s'élance pour toi, avec toi, vers l'horizon constellé d'étoiles nouvelles et de cieux incandescents. Cependant, je sais que pour toi, comme pour chacun d'entre nous, dès notre ultime soupir, nous attend un long et édifiant périple.
Alors certes, loin désormais de nos rivages, tu n'égaieras plus, au rythme de tes habitudes et de tes chants, la petite maison aux volets bleus et ton absence palpable longtemps encore hantera ceux des vivants qui t'auront connue et aimée. Moi ton fils, le premier.
Pour autant, dois-je ou devons-nous céder toujours à la tristesse face à ton départ sans retour ? Mais en imaginant la réponse négative, comment se préserver dès lors d'une telle émotion ? Insistons sans délai: "préserver" ne signifie pas ici "éviter" et… convoquons une nouvelle fois l'immense Spinoza. Ne nous enseigne-t-il pas en premier lieu que toute chose en ce monde tend à persévérer dans son être ? Vous, moi, la pierre, l'arbre, le fleuve, le nuage, le papillon, le virus, l'atome, l'étoile, les galaxies, le cosmos et, qui sait ? les univers en multitude. Il ajoute que chez nous autres humains, la Tristesse est le sentiment d'une diminution de ce pouvoir, de cette inclination à persévérer dans l'existence donc, quand, à contrario, la Joie est le sentiment qui accompagne un accroissement de ce même pouvoir. Conséquemment, l'auteur de l'Ethique précise que l'on combat toujours salvifiquement un affect donné par un affect contraire plus puissant. Ainsi peut-on non pas réprimer ou refouler mais anéantir toute tristesse par l'expression ou la libération d'une joie plus intense encore !
Cette parenthèse philosophique refermée, je crois pouvoir affirmer maman que, probablement, tu étais, à ta façon, spinozienne - ou spinoziste - sans le savoir ! En effet, une infirmière de l'EHPAD d'Eymoutiers me conta très récemment les faits suivants: le jour où tu te fracturas le col du fémur, événement aux funestes conséquences, tu trouvas, malgré hanche, bras et visage meurtris, l'énergie de chanter aux personnels de soins catastrophés venus à ton secours. "Belle, belle, belle comme le jour !" entonnas-tu spontanément devant leurs visages médusés ! La dame qui, émue, me rapporta gentiment l'anecdote, et qui comptait au nombre de tes sauveteurs, s'exclama en se penchant vers toi:
Madame Piveron ! C'est nous qui sommes effondrés et c'est vous qui nous remontez le moral !
Ce à quoi ma mère rétorqua:
Mais si je ne le fais pas, qui le fera ?
Ah ! Maman, je te reconnais bien là telle que tu étais avec naturel avant que le deuil impossible de mon frère et la sénescence n'altèrent ton esprit et martyrisent ton corps. Cet optimisme espiègle, cette aptitude à sourire malgré l'adversité, ta gentillesse, ta générosité et ta simplicité.
Et puis, comme en témoigne le récit écoulé, il y avait ton amour du chant ! Sais-tu maman qu'un de mes plus anciens souvenirs te concernant se rapporte à un concours hippique qui se déroula à Bujaleuf à la fin des années soixante ou au début des années soixante-dix, tout au plus ! Je devais être haut comme trois pommes et, toutefois, je me remémore encore avec acuité certains détails: les gradins, le parcours de saut d'obstacles, les couleurs, la foule et… ta voix dans les hauts parleurs, car tu avais avec succès chanté en public à cette occasion.
Tu n'avais de la musique aucune connaissance académique ou savante. Néanmoins, tu possédais sur son sujet un sûr instinct. Qui t'a entendue chanter ne peut soutenir le contraire sans mentir éhontément ! En vérité, tu aimais les voix, les instruments acoustiques, les musiques orchestrales, les choeurs. Autant de motifs pour toi de passer des soirées entières devant ARTE et de chasser toute tristesse en cultivant dans la quiétude de ta demeure l'Harmonie et la Joie.
C'est pourquoi cette cérémonie, que je veux tout sauf funèbre, s'ouvre triomphalement sur le Gloria in Excelsis Deo de Bach, se poursuit sur une pièce pour cordes de Williams intitulée "Une Prière pour la Paix" et s'achève sur une autre oeuvre du même compositeur, une oeuvre, maman ! que tu aimais tout particulièrement, une sorte de chant des esclaves célébrant la liberté retrouvée comme nous célébrons en ce jour ton affranchissement absolu face aux affres de l'existence.
Chère maman, ma lecture s'achèvera très bientôt, mais je ne peux te laisser ainsi sans m'assurer que ne t'attende derrière les voiles de notre réalité mon père disparu voici dix huit ans. A l'instant où j'appris son
décès, j'écoutais une pièce musicale méditative et orientalisante intitulée: le Thème de Sayuri. Je ne peux dès lors écouter cet opus sans songer toujours à mon papa, sans imaginer que je vogue à sa rencontre par delà les siècles et l'infini. C'est la raison pour laquelle ce thème concluera mon intervention.
Ma chère Maman, je ne te dirai ni au revoir, ni adieu… en toute connaissance de cause, sois-en certaine ! Déploie à présent tes ailes et calque leurs battements sur le rythme intérieur de la musique et de nos cœurs; mon père t'attend ! Il sourit.
Ah ! Encore une chose, papa, maman ! Si vous croisez un bus jaune, surtout ! montez à son bord ! Je vous en conjure ! Vous y recevrez le plus doux des présents...
Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels