Le Journal de Thomas Jill Wiernon

Le Journal de Thomas Jill Wiernon

Sur le Pont - Philippe Piveron

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A Sylvia,

pour sa patience et sa constance face à un dilettante de la photo
assurément condamné aux errances éternelles...

 

 

 

 

Chaque soir de la semaine, immuablement, je rentre de Paris en train, recru de fatigue, pressé de retrouver mon logis, mes livres, mes manuscrits et... mon chat ! Peu m'importe l’exiguïté de mon séjour, son relatif confort. Si je sommeille en ce lieu, mes rêves, quant à eux, rejaillissent et foisonnent à des années-lumière. Ils se constellent sur l'orbe de mondes lointains aux tumultes musiciens, mondes dont je guette avidement, l’œil rond, les conjonctions, les aubes innombrables et sans fin. Le stylo en main ou penché sur le clavier, j'oublie sans effort, le temps d'une inspiration, les contingences de mon siècle, le bruit insensé des habitudes par trop superficielles, conscient que mon humble pied-à-terre est un môle improbable, mais providentiellement battu par la houle de mes idées, de mes mots tempétueux. Ce quai intangible jeté là par de bienveillants hasards, m'offre l'infini des océans et dans un oraculaire reflet, tous les secrets de l'univers par delà le diadème scintillant des constellations. Écrire, en un sens, c'est prendre la mer ou embrasser l'espace, amoureusement, fiévreusement. A bras le corps. A corps perdu. Écrire, c'est aussi se perdre et se retrouver, avec jubilation, comme on se perd et renaît entre les bras d'une femme, étourdi par ses fragrances, ébloui par sa voluptueuse et aurorale immensité ! La plume est radiesthésique : au gré de ses mouvements, je remonte aux sources poétiques du monde, au plus fort des abysses, sous des vents symphoniques. Le périple est harassant, déroutant, mais toujours ! toujours palpitant ! Parce que je suis vivant, il m'appartient d'esquiver ainsi le quotidien et sa funèbre monotonie, sa funeste monophonie ! Avec les ans, j'aguerris mon instinct : j'ai désormais la connaissance idéale des alizés de l'imagination, de leurs lois capricantes. Aussitôt la porte de mon seuil close, j'appareille sans l'ombre d'une hésitation pour des horizons de feu, des archipels stellaires émergeant aux frontières du temps. Y dansent des elfes, des fées, des démons polissons subjugués par la beauté impudente de bayadères mutines aux voix de miel, aux danses langoureusement obsédantes. Juchées sur des arcs-en-ciel aux couleurs par millions, elles les invitent à l'amour, à la chair des passions, à la tragique et magnificente éclosion d'un cosmos-papillon. Oui ! Tout cela se déploie, ad libitum, entre mes murs, sur mon impérieux désir, à mon commandement. Pourtant, parfois, à mon insu, les choses m'échappent, heureusement ! Le réel, lui-même, resurgit sur mes pas et joue à me surprendre.

 

 

 

Il y a peu, je franchissais la Marne, au retour de Paris, au retour d'une de ces journées de travail insipides, incolores, juste destinées à me délivrer le droit d'un toit, d'un repas régulier, bref ! à nourrir mon illusion d'exister à tâtons au lieu que de vivre ardemment, avec insolence ! Comme à l'accoutumée, je descendis du train en hâte, avec à l'esprit une pléthore d'idées bourdonnantes se cherchant un zénith. J'atteignis le pont enjambant le fleuve sans même m'en rendre compte. Progressant entre ses eaux sombres et un ciel céruléen, je tentais d'envisager le monde avec l'insouciance sciemment curieuse et crédule d'un tout petit enfant. Au ponant, un disque de cinabre frôlait dans un tremblement les confins brumeux de la terre. Le jour chancelait paisiblement sous une brise tiède et parfumée. Je m'arrêtai un instant, comme flottant au dessus de l'onde par la seule force du vent. Son souffle me revivifia. Au loin, le soleil fusionnait avec l'horizon, révélant le cocon pourpre du crépuscule au sommet duquel oscillait, palpitait, le gemme de Vénus. Lorsque, dans un éclair, je l'entraperçus ! Elle ! Là ! Cette filante étoile ! Une sémillante jeune femme avançait sur le pont, en sens contraire, la démarche agile, ensorcelante, je dirais chorégraphe ! Et moi, soudain hypnotisé, je cessai de dériver, de léviter. Mon imagination reflua pudiquement devant l'apparition. Je posai un pied au sol. Puis le second. Captif à présent du féminin sillage, je marchais, funambule dans sa direction, sur un fil d'or tendu entre deux fluctuants rivages. Comment était-il possible que le voile fantastique fût abruptement déchiré et que toujours, cependant, un charme incoercible opérât ? J'en devinais aisément l'incandescent foyer ! Qui était donc cette flamme-femme qui dansait devant moi ? Parvenu à sa hauteur, je ne sais pourquoi, je la saluai sans la quitter des yeux. Elle en fit autant, me décochant avec la puissance d'Artémis un sourire irradiant, ineffablement doux. Imparable ! A l'ouest le jour sombrait lentement, inéluctablement, mais la belle Dame, spontanément, avec une tendre générosité, d'un trait m'avait légué, par sa présence singulière, la clé d'une aurore et d'un printemps originels ! Ivre d'émotions, je scellai sans retard cette seconde enchanteresse dans l'écrin de mes souvenirs, me jurant que le temps ne la flétrirait point. Puis, dans un état second, titubant sur le trottoir, j'atteignis l'autre extrémité du pont. Je ne me retournai pas, de crainte sûrement de découvrir que j'avais rêvé d'un ange et qu'il s'était, hélas ! envolé.

 

 

 

Quelques minutes plus tard, enfin parvenu devant l'entrée de mon immeuble, la mémoire ou la raison — je ne sais plus ! — me revint inopinément. La certitude, aussi, d'avoir vécu un instant mirifique. Sylvia ! Bien sûr ! Il s'agissait de Sylvia — quel luxuriant prénom ! Elle aussi regagnait ses appartements au terme d'une journée de travail. Photographe, elle officie avec talent dans une petite boutique non loin du centre ville, une boutique à son image, discrète et lumineuse. La jeune femme brune, toute d'une altière félinité, est gracieuse, enjouée, énergique ! D'un accueil franc, elle sait infailliblement guider le client dans ses choix ou le rassurer, le détendre face à cet objectif dont elle est la virtuose. J'ignore ce que j'apprécie le plus chez elle lorsque, occasionnellement, j'entre dans son atelier, au seuil de son monde : sa chaleureuse efficacité ? Sa célérité éclairée ? Cette manière bien à elle d'être diligemment attentive, disponible, prévenante et distante à la fois ? Et puis, il y a aussi l'intensité farouche de son charme, son rire musical, sa voix célesta, son regard exquisément scrutateur et profond, sans oublier son humour et... son indéfectible attachement pour les chats ! Cette femme, magnifique assurément, ne manque ni de tempérament, ni de facettes. Comme j'aimerais sincèrement me métamorphoser en peintre, sinon en photographe, pour en capter les subtils et délicats miroitements ! Mais voilà ! Je ne suis guère plus habile avec un pinceau qu'avec un appareil photographique ! Et, à mon plus grand dam, je compte bien des mains gauches : une au moins à chaque doigt... Alors, sévèrement handicapé, à défaut de talents picturaux, je convoque l'écrit et la mémoire, étonné le premier que la scène du pont, certainement anodine pour le quidam, ait suscité ce texte aux élogieux élans. Puis, incidemment, je songe à quelques propos échangés avec mon artiste hôtesse lors d'une de mes rares visites. Nous évoquions nos animaux familiers respectifs et la vive affection que nous éprouvions, l'un et l'autre, à l'endroit des chats, ces somptueuses créatures ! Sylvia soulignait combien la présence à ses côtés de cet animal colorait indubitablement son quotidien, combien ce compagnon fidèle la préservait en somme des pesanteurs de l'existence. Je comprenais sans difficulté sa touchante affirmation. J'acquiesçais même ! partageant un sentiment comparable. Toutefois, ses propos ne cessaient parallèlement de m’interpeller. J'avais devant moi, de toute évidence, une femme ravissante, naturelle et sincère ; quelqu'un de rare, une belle personne ! que mon intuition entrevoyait rebelle, mais surtout ! prodigue, intègre, d'une vertueuse et ferme volonté. Cette femme puisait dans sa relation avec un félidé la force de résister sinon de se soustraire aux enlacements constrictifs des choses. Est-ce si mystérieux en réalité ? Sans doute Sylvia partage-t-elle avec les félins une commune nature : l'absence d'afféterie, de faux-semblants ; le pas et l'attitude sobrement aristocratiques ; le geste sensuel mais mesuré ; cette façon suave et définitive d'imposer sa loi, ses démarcations sur un silence affable, un regard quiét, toujours prêt néanmoins à fulgurer avant le coup de griffe, au moindre signe d'inattention ou d'irrespect. Et comme les chats, incontestablement, Sylvia aime à se cacher. Les être sensibles, voyez-vous ! se préservent instinctivement de l'indigence oppressante du nombre, de sa vorace vacuité.

 

 

 

Ce soir, en posant ces phrases ultimes, je crois franchir encore mon pont. Je ferme les yeux. Naturellement, Sylvia transparaît. Sourires. Alors me vient spontanément sur les lèvres, sans aucune préméditation, ces mots quelque peu sibyllins :

 

 

 

« Il y a toujours, quelque part, une rive qui nous ressemble et souvent se dérobe ! Qu'elle existe au cœur du réel ou sur un versant de l'imaginaire, il faut d'abord se reconnaître, regarder en soi avant de prétendre l'atteindre, l'aborder. Sylvia ! Sur ce chemin, dans cette quête, où qu'ils vous mènent ! un chat, je vous le concède, incarne votre très sûr allié, votre sentinelle, votre guide infaillible, mais ne vous y trompez pas ! Je subodore que, au plus profond de vous-même, c'est bien d'un lion ou d'une lionne que vous détenez la puissance et l'aura ! »

 

 

 

 

 

Philippe Piveron - Lagny-sur-Marne, le 05.08.2016.

 

 

 

P.-S. Je publie ce texte avec l'aimable autorisation de Sylvia, sa plus que charmante dédicataire.

 



22/10/2016
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