De Mouvement et d'Azur - Philippe Piveron
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Ce matin-là, j'avais changé ! Les rivages de l'aurore m'accueillaient nu et innocent. Mon quotidien était présent, mais je ne distinguais plus en lui que la simple et diaphane soierie de l'impermanence. Désormais, je laisserais les lois, la bienséance consensuelle, la pesante et coercitive morale judéo-chrétienne aux enfers qu'elles-mêmes avaient ourdis. Je n'avais plus aucune certitude, plus aucun dogme auquel me fier aveuglément. En contrepartie, se déployait devant moi la vision d'un monde nouveau, infrangible, bariolé, éclatant. Plus surprenant, le réel toujours en mouvement, en giration, n'avait toutefois pas changé. J'étais, seul, le lieu et la substance de cette transmutation. Un regard vierge phosphorait dans mes orbites, un regard jailli d'une nuit profonde, ancestrale, à jamais inconnaissable, un regard avide de chromatismes insoupçonnés. Nuitamment, la vie m'avait susurré sa démesure. Cependant, je n'étais ni hagard, ni empli d'effroi. Je traversais le miroir pour délaisser sans remords, sans regrets la vérité aux sots, aux esclaves et à leurs maîtres. Elle ne m'était plus souveraine et moins encore une courtisane ! Comment, dès lors, pourrait-elle ou saurait-elle m'ensorceler ? Cette bien pâle séductrice, cette catin enchaînée aux désirs des puissants nous manipule, avec pour unique dessein d'écraser tout esprit séditieux. La vérité est la grande illusion parce que nous nous persuadons tous, béatement, que son unicité fonde son authenticité ! Ah ! la vérité et l'erreur ! son corollaire de l'ombre ! Je préfère le foisonnement mensongers des rêves, des contes, des mythes, l'insondable nuit des abîmes stellaires où sombrent toujours, l'une après l'autre, nos hypothèses les plus hardies. La poésie naît de l'incertitude quand la prétention à la vérité, elle, la tue ! Meurs, sorcière ! Épouse la poussière ! Sédimente ! Et cesse de dérober aux humains les promesses de fêtes dionysiaques !
Franchissant le seuil spéculaire, j'échappe enfin aux dévots, aux prédicateurs de tout acabit forts et riches en sentences, nécessiteux en idées. Certes ! Je découvre ainsi le faix et le prix de la solitude ! Il s'agit de rompre tant d'amarres, tant de prégnantes habitudes, mais la leçon est édifiante. Seule la solennité immédiate et tragique du désert nous invite à la félicité de l'oued, de l'oasis, à la fraîcheur d'une source artésienne découverte au hasard de nos pérégrinations ! Néanmoins, qu'est-ce que la solitude, en somme, sinon la sensation d'un vertige initiatique face à l'océan des possibles aux infinis tumultueux. Car, détrompez-vous ! l'individu qui végète entre son travail et sa télévision nanti du dernier objet technologique à la mode n'est pas seul ! Il est mort prématurément ! Aussi vais-je, de mon côté, sur l'onde où s'élèvent et s'étendent des horizons sans nombre. Je savoure les premiers instants de mon fécond exil ; la solitude, ici, ne signifiant pas "isolement" ! Celle que j'appréhende est mère de toutes les éventualités, de toutes les rencontres, de toutes les fantaisies ou de toutes les folies. Elle est à l'existence ce que le vide est au cosmos : une matrice toujours féconde. C'est pourquoi, sans doute, je ne me suis jamais senti aussi serein qu'aujourd'hui. Je perçois clairement la norme et son cilice de commandements. Autrefois, ils travestissaient mon être, le condamnaient à la cécité. Je souris à cette évocation. A présent, mon exuvie se contorsionne sur le sable brûlant, sous le grand soleil purificateur de la lucidité. Mon ancienne chair, mon antique peau dépérissent, se consument. Mon nouveau corps se détend, se dilate, oblong, charnel, tel un trait fulgurant phallique et céphalique. Je me pressens nomade cénobite apte enfin à fuir les ascètes, les idéalistes trop idéologues à mon goût. Les ayant démasqués, maintenant je m'envisage, égoïste jusque dans mes élans généreux, prodigue jusque dans mes renoncements. Je vais pouvoir m'imaginer, m'engendrer, m'ériger en volcan et foudroyer le ciel de rires et de précipices. Oui, il nous faut vivre selon des règles ! Les nôtres ! Celles que nous nous devons de forger dans le flux magmatique du désir. Pour ne devoir rien à personne. Pour offrir à notre prochain le sens de nos métamorphoses.
Souviens-toi, ma tendre amie, de ce message où je notai que tu me manquais. Comme à cet instant j'étais rustre et malhabile ! Les difficultés de l'éveil, peut-être ; l'engloutissement d'un rêve édifiant quant à notre relation, sûrement ! Il fallait que j'affine ma perception de ce sentiment émergeant : nous sommes gémellaires dans nos différences, elles se ressemblent tant ! Là où, au gré de mon périple, maintes choses, maintes connaissances s'étiolent, ton visage, ton être, m'apparaissent avec plus de clarté encore ! Par delà le miroir, tu m'es présente avec toujours plus d'intensité ! Pourquoi ?
Déjà, en cet instant passé, précieux, effeuillé en ta compagnie, j'avais été sensible à la lumière que tu dispensais. Je t'ai longuement observée, écoutant paisiblement, méditativement, tes éloquents silences. Depuis lors, quelque chose me murmure incessamment que tu dois aussi franchir le miroir, ton miroir ! et dissoudre les frontières. Tu es de flamme et de foudre, de mouvement et d'azur, plus humaine et singulière que bien de nos congénères statufiés par les lois sédatives de ce vieux monde agonisant. Dois-je te le révéler ? Je le pense intimement tant je rêve d'étreintes qui nous opposent, de ruptures qui nous relient nous émancipant l'un l'autre, l'un de l'autre. Nous devons chérir tout ce qui nous séparent, ivres de nos attractions. Je t'aime profondément pour l'or de ton regard métallurge, pour cette force vive, atavique, qui te hante parce que tu ne sais pas encore la rayonner. Mais l'heure est proche. Je sais l'imminence de son avènement ! Pense, vibre, exulte par delà les formes qui te furent imposées. Tu es geysérienne et, entre nous, enferme-t-on jamais un geyser dans une ampoule de verre ? Serait-elle en cristal, cela ne changerait rien !
Souviens-toi : "Dissoudre les frontières !"
Je songe à ta vitalité, à ta sensibilité, à ta puissance créatrice trop longtemps confinée dans le modeste alambic. Le Génie en sa lampe veut toujours s'évader et le tien, il me semble, t'exalte à d'autres desseins qu'effleurer mélancoliquement le magique instrument. Je te sais vertueusement amorale, je connais ton espiègle véhémence, ta fascinante ardeur au péché pour goûter, sensuelles libations, aux fruits de toute connaissance. Ceci est ton trésor, mais aussi ton dédale, ton salvifique paradoxe ! Tu souffres parce que tu veux déborder et lorsque tu débordes, tu souffres plus encore ? Eh bien, c'est que tu ne débordes toujours pas assez ! Ô Créature éruptive, brise donc la malédiction et ta cage hyaline ! Peut-être, mais est-ce bien certain, te blesseras-tu ? Qu'importe ! Ta quête t'exaucera : ta geôle est une offense à ta féline et indomptable nature. Pour ma part, je chéris tes élans les plus fauves et m'interdis le sacrilège de t'apprivoiser. Tu es vent, tempête, éclair, houle, pluie d'aérolithes, novae ! Quitte la morne plaine, transgresse les règles et ne te fais plus violence. Tu es un champ d'étoiles ! Cultive ton éden ! Bannis-en tout géomètre, tout arpenteur, à l'exception du divin serpent. Rien, j'en ai la ferme conviction, ne peut et ne doit te réfréner. Les conventions ne sont pas de cette étoffe dont tu pares tes orients. Méfie-toi de ce monde, de ce siècle où l'on nous enfante en hâte. Marche sur ta dune, nue et innocente, et ne reconnais qu'une seule frontière : l'infrangible horizon. Car tu es une femme d'exception, une dame de lignée, solaire et dionysienne ! C'est ainsi que je t'aime, insaisissable, mouvante et émouvante, libre de toute entrave, tout comme de mes sentiments.
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