Echos des Limbes - Partie n°2
Echos des Limbes by Thomas Jill Wiernon Philippe is licensed under CC BY-NC-ND 4.0
- Nous devons nous éloigner de l'ombilic ! suggéra Sorenson inopinément.
Sa voix à la fois suave et grave, un brin gutturale, détonna en moi, m'arrachant à la confusion de mes réflexions. Je l'entendais encore, dans un murmure, répéter songeur : « Sans doute… sans doute… » comme un écho à sa propre quête que je subodorais douloureuse.
- Monsieur Sorenson…
- Appelez-moi Soren...
- Euh… très bien… Soren… depuis les premiers instants de notre rencontre vous n'arrêtez pas d'utiliser des termes, des noms étranges…
- Étranges et si proches à la fois, n'est-il pas ? m'interrompit-il, son regard d'aigle plongeant dans le mien.
Je reculai d'un pas. Je ne parvenais pas à identifier ce qui, en l'état, me dérangeait ou me bouleversait le plus. Etait-ce cette sensation prégnante de connaître cet homme et son monde tout en étant incapable de les identifier et les nommer clairement ? A moins que ce ne fût la notoire propension de mon interlocuteur à me refuser la chance d'un début d'éclaircissement, sa pensée capricante bondissant incessamment d'une idée à l'autre ? Procédait-il ainsi de manière délibérée avec l'objectif soit de m'éprouver, soit de me cacher quelque vérité intolérable ? Ou se comportait-il tout bonnement conformément à sa nature, celle d'un homme mû par un esprit vif que préoccupait tout un essaim de questions existentielles, a fortiori philosophiques ?
- Vous parliez d'ombilic il y a un instant ? Qu'est-ce que c'est et pourquoi doit-on partir ? hasardai-je en pariant que mon hôte s'évertuerait encore à esquiver tout approfondissement.
Contre toute attente, Sorenson s'appliqua cette fois-ci à me répondre avec de menus développements.
- Les ombilics, cher monsieur, sont des sortes de corridors cosmiques entre l'Halmerald et les Mondes-Autres, via les dimensions des Limbes. Comme je vous l'ai déjà laissé entendre plus tôt, certes implicitement ! l'Halmerald est le domaine infini du Dendrocosme Totèch…
- Holà ! m'alarmai-je, pas si vite ou je ne vais pas tarder à ressentir de nouveau votre malaise des cîmes !
- Pardonnez mon empressement ! s'excusa platement Sorenson en m'invitant à le suivre, éloignons-nous, je vous prie ! Je serai plus libre de vous parler si je n'ai plus l'obligation de scruter régulièrement les environs de l'ombilic par lequel vous êtes entré !
- Mais que risque-t-on ? m'inquiétai-je, emboitant le pas de mon cicérone.
- Probablement rien ! Mais en vertu du principe qu'un excès de prudence ne peut nuire, cher monsieur, gardons-nous d'assister à la prochaine émersion, si jamais elle devait advenir ! Nul ne connaît les intentions de Totèch et je ne peux vous garantir avec certitude qu'aucune créature mue par un instinct prédateur, ou de noires intentions, ne finissent par surgir ici-même, invoquée par l'Arbre Cosmophore.
- L'Arbre Cosmophore ? Vous voulez toujours parler de Totèch, c'est ça ?
- Oui, « Arbre Cosmophore », « Dendrocosme », « Totèch » sont des synonymes ! Les Sylvanurges de leur côté le reconnaissent sous le nom d'Îîl.
- Îîl, les Sylvanurges ? Cette fois je suis largué !
- Les Sylvanurges sont le grand peuple-artisan qui depuis des temps immémoriaux, une éternité en fait ! vivent sur Totèch, enfin sur Îîl. Je ne puis cependant vous affirmer que nous les rencontrerons bientôt ! Ce sont des êtres charmants, un brin fantasques, aussi fascinants que… discrets.
Il y a peu encore, je me plaignais que Sorenson ne satisfît guère ma curiosité; à présent je doutais que les informations profuses qu'il égrenait généreusement vinssent à me combler ! Ma tête bourdonnait !
- Reprenons, voulez-vous, et depuis le début si vous le permettez ? proposai-je à Sorenson, je voudrais bien saisir tout ce que vous me décrivez et ses implications ! Donc, selon vous je suis arrivé ici…
- Ici, en Halmerald ! insista Sorenson, sourcilleux.
- Oui… euh… je suis arrivé, donc, en Halmerald par l'ombilic que nous avons laissé derrière nous. Pourquoi ne puis-je pas le reprendre dès à présent pour rentrer chez moi ?
Sorenson trépigna légèrement sur place pour manifester et tempérer dans le même temps son agacement.
- Monsieur ! On n'entre point en Halmerald par inadvertance, pour s'en revenir comme si de rien n'était. Si votre émersion fut possible, c'est pour la raison impérieuse et univoque que Totèch est Totèch, qu'il est la substance des Mondes-Autres, de lui-même et de son Rêve germinal !
Je demeurai sans voix, saisi par le verbe éruptif et volontiers mystique de mon guide. Il me dévisageait, le bras droit en équerre à hauteur d'épaule, main et index tendus en direction de la voûte sylvestre, se donnant non sans une certaine magnificence des airs vénérables de prédicateur habité par la divinité. Notant mon silence interloqué mais non moins déférent, il inspira profondément avant de poursuivre son prône avec, toutefois, le souci d'en modérer l'emphase.
- Je dois ajouter, cher monsieur, que l'on ne quitte jamais l'Halmerald par l'ombilic emprunté pour l'atteindre ! Jamais ! Entendez-vous ? Pourquoi ? Eh bien parce que chaque ombilic ne permet qu'un seul type de trajet : soit un aller, soit un retour.
Je balayai du regard l'espace tout autour de moi en tremblant. Je ne le reconnaissais plus. Pendant combien de temps avais-je marché aux côtés de Sorenson ? J'étais foncièrement incapable d'estimer la durée de notre trajet ainsi que la distance parcourue. Plus déroutant et subtile, les notions mêmes de distance et de temps perdaient peu à peu, dans mon entendement, toute consistance. En lieu et place de la grande nef arborée, je distinguais à présent, au-dessus de ma tête, sur ma droite, sur ma gauche, devant moi, un enchevêtrement buissonnant et inextricable de branches immenses dont les plus modestes possédaient un diamètre au bas mot cent fois supérieur à celui de nos plus grands séquoias ! Observation déroutante : elles ne rayonnaient pas d'un centre unique, d'un tronc mais délivraient l'impression de jaillir instantanément de chaque point de l'espace dans un flot ininterrompu de matière et de lumière.
- Tout ceci est un univers à part entière, n'est-ce pas ? inférai-je à voix haute, presque malgré moi.
- Cher Monsieur, tel est le sens de « Dendrocosme », si vous n'aviez pas relevé l'étymologie !
- C'est une sorte d'Yggdrasil, en fait ?
- Yggdrasil, l'arbre-monde dans la mythologie nordique ? ricana Sorenson, permettez ! Il fait figure d'un bonsaï atteint de nanisme à côté de Totèch. Totèch est un univers en totalité, infini et éternel, univers qui est l'essence de tous les autres mondes, tous sans exception ! Totèch, c'est l'Être, cher monsieur, l'Être ! Et rien ne peut advenir sans lui !
Je demeurai coi, impressionné par le ton professoral de Sorenson plus que par l'énormité des informations qu'il me délivrait. Intérieurement, je me questionnai cependant sur sa santé mentale ! Cette question, étrangement, ne m'avait pas jusqu'alors traversé l'esprit. Certes, j'évoluais bien dans un monde autre, déroutant; pour autant, rien ne me garantissait qu'une sûre raison gouvernât mon accompagnateur. Peut-être était-il un robinson échoué en ce lieu depuis trop longtemps, un robinson qui dès lors avait tenté par la seule force de son imagination de lui donner un sens jusqu'à la submersion de son entendement. Comme à son habitude, Sorenson lut clairement dans mes pensées.
- Je ne suis pas fou, cher monsieur ! ponctua-t-il avant d'ajouter, compréhensif, mais vous venez d'arriver et tous vos doutes sont légitimes !
Sa réaction sereine, presque flegmatique, me réconforta instantanément. Je me grattai la gorge.
- Soren… puis-je vous poser une question personnelle ?
- Faites…
- J'ai cru comprendre, lorsque nous étions près de l'ombilic que vous voyiez un lien entre mon arrivée en Halmerald et la perte de ma petite chatte Nutty ?
- Auriez-vous éventuellement perdu autre chose récemment que vous m'auriez cachée ?
- Euh… non…
- En ce cas, cette chère Nutty constituera ici, d'une manière ou d'une autre, votre fil d'ariane !
Sorenson gouverné par son intuition s'approcha de moi pour me fixer droit dans les yeux.
- Mais je devine une autre interrogation, n'est-il pas ?
Une question me brûlait les lèvres. Je me les mordillai, habité par un sourd pressentiment.
- Soren ? Pour être ici... qu'avez-vous perdu ? questionnai-je finalement avec beaucoup de douceur.
Soren se redressa. Son visage se creusa tout en blêmissant et, un sanglot dans la voix:
- Ma fille, j'ai perdu ma fille !
- Elle est disparue ?
Il me lança un regard éperdu, les yeux noyés de larmes.
- Vous ne comprenez pas ? Elle est morte, monsieur ! Ma fille Sélène est morte…
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