Théâtre : Le Journal d'une Femme de Chambre
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LE JOURNAL D'UNE FEMME DE CHAMBRE
d'après Octave Mirbeau
Mise en Scène : William MALATRAT
Avec Karine VENTALON
MIRBEAU : LA NUIT.
Mirbeau l'Étincelant. Mirbeau le Maudit. C'est un fait ! Octave Mirbeau flamboya avant que d'entrer en disgrâce, pour quelques longues décennies. Comment justifier l'éclipse dont fut victime l'écrivain au lendemain de sa disparition alors que, de son vivant, il accomplit l'exploit peu commun d'être salué par la critique avant-gardiste tout en connaissant parallèlement un plein succès, à la fois populaire et planétaire ?
Il n'est guère utile – je crois – de se perdre en conjectures ou de forcer l'exégèse pour le deviner ! Une confrontation directe avec l'œuvre éclaire qui sait appréhender un grand texte, qui reconnaît en Mirbeau un écrivain majeur, intempestif et subversif ! Ouvrez l'un de ses romans, « Le Calvaire » ou « l'Abbé Jules », par exemple, et lisez sans ciller ni sourciller. Vous ne sortirez pas indemne de ces expériences littéraires, de ces épopées scripturales ! La plume de Mirbeau est audacieuse, intransigeante, mordante, acérée, foudroyante; elle répugne aux compromis, avec le style tout comme avec les mœurs ! Étranger aux faux-semblants, à toute tentation de fuite, l'artiste fixe et tutoie le réel en face. Il scrute la hideur humaine avec une stricte objectivité, sans artifice ni complaisance, surtout ! sans l'once d'une intention moralisatrice. Avec son art scialytique de l'observation, il révèle, démasque, décortique, déconstruit les valeurs fallacieuses d'une société anémiée, décadente, perverse et pervertie. Le cru réquisitoire vise pareillement ses prêtres, religieux ou laïcards, chafouins, dépravés, rogues ou rampants, fossoyeurs de la liberté et du bonheur par goût immodéré du sacrifice et de la perdition; celui d'autrui, du prochain, il va sans dire ! Inutile de le nier : Octave Mirbeau vitupère et conchie les puissants, leurs lieutenants et leurs valets avec, toujours, le souci constant de l'expressivité et de la forme ! Le panache, Monsieur ! Le Panache ! Mais en contrepartie nul ne peut se prévaloir d'échapper au dessein analytique redoutable de l'écrivain. Pas même les dominés à l'égard desquels Mirbeau ne cultive aucune pitié, aucune compassion, aucune illusion. Qu'il gravisse l'échelle sociale, l'Exploité revêt systématiquement, pour son compte, les habits de l'Exploiteur. L'amnésie de classe est violente chez les anciens martyrs ! De toute évidence, le portrait, la description, la métaphore, chez l'écrivain, excluent délibérément tout réflexe binaire sinon manichéen. Pourquoi ? Octave Mirbeau décrit prosaïquement le monde, tel qu'il se déploie; les êtres humains, tels qu'ils se comportent, tels qu'ils agissent. Sans vergogne. C'est le prix de leur survie. L'idéalité, elle, n'a pas droit de citer chez Mirbeau pas plus que sous le soleil. Point.
Beaucoup, par conséquent, ne lui pardonnent pas cette lucidité du ton comme le ton de sa lucidité ! D'autres, superficiels ou pusillanimes, refusent de se brûler les yeux au fil de ses lignes cinglantes et corrosives. Ainsi, le déni ou le mépris des uns, le refoulement des autres nous éclairent sur les causes du relatif oubli dans lequel le romancier, pamphlétaire, critique d'art, journaliste sombra pour un temps. Toutefois, heureusement pour nous, l'envergure d'Octave Mirbeau fit de lui un Phoenix.
« Intempestif », disais-je plus tôt, il ne pouvait décemment et définitivement pas appartenir aux cendres du passé.
MIRBEAU : L'AURORE.
Octave Mirbeau connut donc la disgrâce, mais – ajouterai-je ! – une disgrâce à la mesure de son tempérament fauve, de sa sincérité et de son authentique génie. Aussi, pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore l'auteur du célèbre « Journal d'une Femme de Chambre », je vous invite expressément à découvrir l'adaptation théâtrale éponyme, à l'affiche actuellement à La Folie Théâtre, à Paris (75011), du 2 décembre 2016 au 04 mars 2017. Je ne prétends bien évidemment pas que ce spectacle arrache Mirbeau à son anonymat, pour la simple et légitime raison que la réhabilitation de cet auteur ne date pas d'hier ! Néanmoins, le salut de l'écrivain fût-il total, pourquoi devrions-nous nous arrêter en si bon chemin et négliger une création dont la moindre des vertus est de lui rendre un juste hommage ?
D'autant que, à bien y réfléchir, une telle création eût immédiatement conquis Octave Mirbeau en personne ! Dans l'esprit, par la forme pleinement assumée, par le fond quand à lui naturellement prélevé dans le récit originel, nous épousons et éprouvons l'incandescence du geste créateur de l'écrivain, pourtant tout entier dévoué au réalisme. Quelques secondes suffisent, après l'extinction des lumières, pour que le spectateur s'immerge sans effort dans l'univers mirbelien. Celui-ci prend soudain corps et vie, se cristallise devant ses yeux; ce sont jusqu'aux affects et aux atmosphères qui deviennent profusément palpables. Le spectacle est total, en un sens absolu, avec, paradoxalement, une confondante économie de moyens qui force l'admiration. Le texte de Mirbeau, ses fusées, son ironie, en conséquence subtilement magnifiés, vous pénètre le cœur et l'âme avec une puissance faste et térébrante. Ce « journal » est véritablement un petit bijou, une sarabande d'émotions, une fête artistique dédiée à l'intelligence et à l'esprit ! Bien sûr, nous devons ce miracle, en premier lieu, à la fidélité de la transcription – quelle gageure, toutefois, de défendre si brillamment un roman aussi dense au fil d'un spectacle dont la durée n'excède pas les quatre-vingt minutes ! Cependant, la clé de voûte est ailleurs et, manifestement, elle est double ! Évoquons d'abord le metteur-en scène, l'architecte qui confère, ici, à l'œuvre théâtrale, ses fermes et décisives fondations : William Malatrat. Ses choix esthétiques, comme sa direction d'acteur, sont des plus judicieux et, tout bien considéré, fondamentaux. Leur pertinence s'affiche et s'affirme, dès le levé de rideau, par une mise en scène épurée, en clair-obscur, avec une bande son minimaliste, obsédante comme un passé qui vous englue. William Malatrat se remémore-t-il les propos de Cervantès lorsque ce dernier affirme, en substance, que le théâtre ce n'est jamais que des tréteaux, des planches et une besace ? Est-ce un hasard, de fait, si la représentation du « Journal d'une Femme de Chambre » s'ouvre sur une scène quasiment vide et qui, à l'exception de l'interprète, le demeurera ? Non, évidemment ! Il ne s'agit pas de distraire le spectateur avec quelques fioritures, mais d'affûter son attente, de le préparer, de l'initier à la rencontre qui vient, celle d'un texte séculaire et moderne à la fois, celle d'un auteur universel et, enfin, d'une comédienne émérite, rompue à les honorer tous deux avec sa flamme, sa fougue et son talent toujours en ascension : Karine Ventalon, la seconde clé de voûte. Celle sur laquelle repose l'équilibre de tout l'édifice.
KARINE VENTALON : LES AILES DE MIRBEAU.
Je ne le cacherai pas. Karine est une amie. De dix ans ! Mon commentaire est, de fait, tout sauf... objectif ! Ou, peut-être, au contraire, l'est-il trop ? Quoi qu'il en soit, je me souviens de ce temps pas si lointain où elle jouait, du côté de Montparnasse, dans un spectacle pour enfants : La Princesse et le Plombier. Karine y assumait avec constance et abnégation le rôle d'une jeune femme qui... zézayait. Je ne la connaissais pas alors. Toutefois, je ne sais pourquoi, en l'observant, je fus spontanément convaincu que, vibrante et passionnée, elle se transformerait bientôt ! Oh ! Non pas en quenouille, en grenouille ou en citrouille ! Mais, par vocation, en une comédienne accomplie ! Au cours des années qui suivirent, particulièrement à travers les multiples saisons et reprises du « Journal », je vis peu à peu grandir Karine, je la vis s'affirmer, gagner en assurance et en puissance, jusqu'à ce jour triomphal où elle remporta le P'tit Molière de la "Meilleure comédienne dans un 1er rôle" pour son interprétation de Célestine, la célèbre femme de chambre.
Quelle belle trajectoire, véritablement ! une trajectoire emblématique des qualités de la comédienne, atout majeur de la pièce de théâtre dont il est ici question ! Il en faut, en effet, du souffle, de l'endurance, du talent pour vouloir et pouvoir ainsi se frotter régulièrement à Mirbeau, se confronter aux spectateurs, sans filet, dans le dénuement le plus complet, en un seul-en-scène virtuose d'une heure et quart ! Karine s'y risque et compose, selon l'instant, avec rage, sensibilité, ironie, tendresse, dégoût ou colère, le personnage de Célestine, une Célestine qu'environnent pour unique décorum, pour seuls accessoires, une grande valise et, à l'intérieur, quelques humbles ustensiles. Impossible, sur une scène nue, de louvoyer, de se cacher, de tricher ! Le rôle suppose, exige, une concentration sans faille, une implication radicale et, seconde après seconde, dans le même temps, une allégeance aux émotions les plus vives, les plus aigües ! Devant une salle comme suspendue au destin de l'héroïne de Mirbeau, la comédienne décline, un à un, les chapitres touchants, pathétiques, tragiques, grotesques, obscènes, de la vie de Célestine la bonne, une bonne soumise aux aléas de l'existence, mais parfois complice, pour son salut et son devenir, d'un quotidien sombre sinon ténébreux !
Octave Mirbeau, sur son nuage, peut-il rêver d'une interprète plus flamboyante et engagée ? Pour ma part, je suis certain que, supposant l'écrivain toujours voué aux gémonies, Karine Ventalon, par sa passion, ses ressources, sa force et sa virtuosité le transporterait, d'un trait, vers une aube nouvelle.
Car, au gré de son jeu prodigue, elle lui lègue ses ailes d'or et d'argent.
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